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la consigne formelle qui est de demeurer auprès de l épave. On ne
nous cherchera plus ici.
Encore une fois nous découvrons que nous ne sommes pas les
naufragés. Les naufragés, ce sont ceux qui attendent ! Ceux que
menace notre silence. Ceux qui sont déjà déchirés par une
abominable erreur. On ne peut pas ne pas courir vers eux.
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Guillaumet aussi, au retour des Andes, ma raconté qu il courait
vers les naufragés ! Ceci est une vérité universelle.
« Si j étais seul au monde, me dit Prévot, je me coucherais. »
Et nous marchons droit devant nous vers l est-nord-est. Si le
Nil a été franchi nous nous enfonçons, à chaque pas, plus
profondément, dans l épaisseur du désert d Arabie.
De cette journée-là, je ne me souviens plus. Je ne me
souviens que de ma hâte. Ma hâte vers n importe quoi, vers ma
chute. Je me rappelle aussi avoir marché en regardant la terre,
j étais écSuré par les mirages. De temps en temps, nous avons
rectifié à la boussole notre direction. Nous nous sommes aussi
étendus parfois pour souffler un peu. J ai aussi jeté quelque part
mon caoutchouc que je conservais pour la nuit. Je ne sais rien de
plus. Mes souvenirs ne se renouent qu avec la fraîcheur du soir.
Moi aussi j étais comme du sable, et tout, en moi, s est effacé.
Nous décidons, au coucher du soleil, de camper. Je sais bien
que nous devrions marcher encore : cette nuit sans eau nous
achèvera. Mais nous avons emporté avec nous les panneaux de
toile du parachute. Si le poison ne vient pas de l enduit il se
pourrait que, demain matin, nous puissions boire. Il faut étendre
nos pièges à rosée, une fois encore, sous les étoiles.
Mais au nord, le ciel est ce soir pur de nuages. Mais le vent a
changé de goût. Il a aussi changé de direction. Nous sommes
frôlés déjà par le souffle chaud du désert. C est le réveil du fauve !
Je le sens qui nous lèche les mains et le visage.
Mais si je marche encore je ne ferai pas dix kilomètres.
Depuis trois jours, sans boire, j en ai couvert plus de cent quatre-
vingts&
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Mais, à l instant de faire halte :
« Je vous jure que c est un lac, me dit Prévot.
Vous êtes fou !
À cette heure-ci, au crépuscule, cela peut-il être un
mirage ? »
Je ne réponds rien. J ai renoncé, depuis longtemps, à croire
mes yeux. Ce n est pas un mirage, peut-être, mais alors, c est une
invention de notre folie. Comment Prévot croit-il encore ?
Prévot s obstine :
« C est à vingt minutes, je vais aller voir& »
Cet entêtement m irrite :
« Allez voir, allez prendre l air.., c est excellent pour la santé.
Mais s il existe, votre lac, il est salé, sachez-le bien. Salé ou non, il
est au diable. Et par-dessus tout il n existe pas. »
Prévot, les yeux fixes, s éloigne déjà. Je les connais, ces
attractions souveraines ! Et moi je pense : « Il y a aussi des
somnambules qui vont se jeter droit sous les locomotives. » Je
sais que Prévot ne reviendra pas. Ce vertige du vide le prendra et
il ne pourra plus faire demi-tour. Et il tombera un peu plus loin.
Et il mourra de son côté et moi du mien. Et tout cela a si peu
d importance !&
Je n estime pas d un très bon augure cette indifférence qui
m est venue. À demi noyé, j ai ressenti la même paix. Mais j en
profite pour écrire une lettre posthume, à plat ventre sur des
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pierres. Ma lettre est très belle. Très digne. J y prodigue de sages
conseils. J éprouve à la relire un vague plaisir de vanité. On dira
d elle : « Voilà une admirable lettre posthume ! Quel dommage
qu il soit mort ! »
Je voudrais aussi connaître où j en suis. J essaie de former de
la salive : depuis combien d heures n ai-je point craché ? Je n ai
plus de salive. Si je garde la bouche fermée, une matière gluante
scelle mes lèvres. Elle sèche et forme, au-dehors, un bourrelet
dur. Cependant, je réussis encore mes tentatives de déglutition.
Et mes yeux ne se remplissent point encore de lumières. Quand
ce radieux spectacle me sera offert, c est que j en aurai pour deux
heures.
Il fait nuit. La lune a grossi depuis l autre nuit. Prévot ne
revient pas. Je suis allongé sur le dos et je mûris ces évidences. Je
retrouve en moi une vieille impression. Je cherche à me la définir.
Je suis& Je suis& Je suis embarqué ! Je me rendais en Amérique
du Sud, je m étais étendu ainsi sur le pont supérieur. La pointe du
mât se promenait de long en large, très lentement, parmi les
étoiles. Il manque ici un mât, mais je suis embarqué quand
même, vers une destination qui ne dépend plus de mes efforts.
Des négriers m ont jeté, lié, sur un navire.
Je songe à Prévot qui ne revient pas. Je ne l ai pas entendu se
plaindre une seule fois. C est très bien. Il m eût été insupportable
d entendre geindre. Prévot est un homme.
Ah ! À cinq cents mètres de moi le voilà qui agite sa lampe ! Il
a perdu ses traces ! Je n ai pas de lampe pour lui répondre, je me
lève, je crie, mais il n entend pas&
Une seconde lampe s allume à deux cents mètres de la sienne,
une troisième lampe. Bon Dieu, c est une battue et l on me
cherche !
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Je crie :
« Ohé ! »
Mais on ne m entend pas.
Les trois lampes poursuivent leurs signaux d appel.
Je ne suis pas fou, ce soir. Je me sens bien. Je suis en paix. Je
regarde avec attention. Il y a trois lampes à cinq cents mètres.
« Ohé ! »
Mais on ne m entend toujours pas.
Alors je suis pris d une courte panique. La seule que je
connaîtrai. Ah ! je puis encore courir : « Attendez& Attendez& »
Ils vont faire demi-tour ! Ils vont s éloigner, chercher ailleurs, et
moi je vais tomber ! Je vais tomber sur le seuil de la vie, quand il
était des bras pour me recevoir !&
« Ohé ! Ohé !
Ohé ! »
Ils m ont entendu. Je suffoque, je suffoque mais je cours
encore. Je cours dans la direction de la voix : « Ohé ! » j aperçois
Prévot et je tombe.
« Ah ! Quand j ai aperçu toutes ces lampes !&
Quelles lampes ? »
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C est exact, il est seul.
Cette fois-ci je n éprouve aucun désespoir, mais une sourde
colère.
« Et votre lac ?
Il s éloignait quand j avançais. Et j ai marché vers lui
pendant une demi-heure. Après une demi-heure il était trop loin.
Je suis revenu. Mais je suis sûr maintenant que c est un lac&
Vous êtes fou, absolument fou. Ah ! pourquoi avez-vous fait
cela ?& Pourquoi ? »
Qu a-t-il fait ? Pourquoi l a-t-il fait ? Je pleurerais
d indignation, et j ignore pourquoi je suis indigné. Et Prévot
m explique d une voix qui s étrangle :
« J aurais tant voulu trouver à boire& Vos lèvres sont
tellement blanches ! »
Ah ! Ma colère tombe& Je passe ma main sur mon front,
comme si je me réveillais, et je me sens triste. Et je raconte
doucement :
« J ai vu, comme je vous vois, j ai vu clairement, sans erreur
possible, trois lumières& Je vous dis que je les ai vues, Prévot ! »
Prévot se tait d abord :
« Eh oui, avoue-t-il enfin, ça va mal. »
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La terre rayonne vite sous cette atmosphère sans vapeur
d eau, il fait déjà très froid. Je me lève et je marche. Mais bientôt
je suis pris d un insupportable tremblement. Mon sang
déshydraté circule très mal, et un froid glacial me pénètre, qui
n est pas seulement le froid de la nuit. Mes mâchoires claquent et
tout mon corps est agité de soubresauts. Je ne puis plus me servir
d une lampe électrique tant ma main la secoue. Je n ai jamais été
sensible au froid, et cependant je vais mourir de froid, quel
étrange effet de la soif !
J ai laissé tomber mon caoutchouc quelque part, las de le
porter dans la chaleur. Et le vent peu à peu empire. Et je découvre
que dans le désert il n est point de refuge& Le désert est lisse
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