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l'intelligence, de la vie animale et de la vie végétale, de maint autre couple de
tendances divergentes et complémentaires. Seulement, dans l'évolution
générale de la vie, les tendances ainsi créées par voie de dichotomie se déve-
loppent le plus souvent dans des espèces distinctes ; elles vont, chacune de
son côté, chercher fortune dans le monde ; la matérialité qu'elles se sont
donnée les empêche de venir se ressouder pour ramener en plus fort, en plus
complexe, en plus évolué, la tendance originelle. Il n'en est pas de même dans
l'évolution de la vie psychologique et sociale. C'est dans le même individu, ou
dans la même société, qu'évoluent ici les tendances qui se sont constituées par
dissociation. Et elles ne peuvent d'ordinaire se développer que successive-
ment. Si elles sont deux, comme il arrive le plus souvent, c'est à l'une d'elles
surtout qu'on s'attachera d'abord ; avec elle on ira plus ou moins loin,
généralement le plus loin possible ; puis, avec ce qu'on aura gagné au cours de
cette évolution, on reviendra chercher celle qu'on a laissée en arrière. On la
développera à son tour, négligeant maintenant la première, et ce nouvel effort
se prolongera jusqu'à ce que, renforcé par de nouvelles acquisitions, on puisse
reprendre celle-ci et la pousser plus loin encore. Comme, pendant l'opération,
Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 159
on est tout entier à l'une des deux tendances, comme c'est elle seule qui
compte, volontiers on dirait qu'elle seule est positive et que l'autre n'en est que
la négation : s'il plaît de mettre les choses sous cette forme, l'autre est effecti-
vement le contraire. On constatera, - et ce sera plus ou moins vrai selon les
cas, - que le progrès s'est fait par une oscillation entre les deux contraires, la
situation n'étant d'ailleurs pas la même et un gain ayant été réalisé quand le
balancier revient à son point de départ. Il arrive pourtant que l'expression soit
rigoureusement juste, et que ce soit bien entre des contraires qu'il y ait eu
oscillation. C'est lorsqu'une tendance, avantageuse en elle-même, est inca-
pable de se modérer autrement que par l'action d'une tendance antagoniste,
laquelle se trouve ainsi être également avantageuse. Il semble que la sagesse
conseillerait alors une coopération des deux tendances, la première inter-
venant quand les circonstances le demandent, l'autre la retenant au moment où
elle va dépasser la mesure. Malheureusement, il est difficile de dire où
commence l'exagération et le danger. Parfois, le seul fait de pousser plus loin
qu'il ne semblait raisonnable conduit à un entourage nouveau, crée une
situation nouvelle, qui supprime le danger en même temps qu'il accentue
l'avantage. Il en est surtout ainsi des tendances très générales qui déterminent
l'orientation d'une société et dont le développement se répartit nécessairement
sur un nombre plus ou moins considérable de générations. Une intelligence,
même surhumaine, ne saurait dire où l'on sera conduit, puisque l'action en
marche crée sa propre route, crée pour une forte part les conditions où elle
s'accomplira, et défie ainsi le calcul. On poussera donc de plus en plus loin ;
on ne s'arrêtera, bien souvent, que devant l'imminence d'une catastrophe. La
tendance antagoniste prend alors la place restée vide ; seule à son tour, elle ira
aussi loin qu'il lui sera possible d'aller. Elle sera réaction, si l'autre s'est
appelée action. Comme les deux tendances, si elles avaient cheminé ensem-
ble, se seraient modérées l'une l'autre, comme leur interpénétration dans une
tendance primitive indivisée est ce même par quoi doit se définir la modé-
ration, le seul fait de prendre toute la place communique à chacune d'elles un
élan qui peut aller jusqu'à l'emportement à mesure que tombent les obstacles ;
elle a quelque chose de frénétique. N'abusons pas du mot « loi» dans un
domaine qui est celui de la liberté, mais usons de ce terme commode quand
nous nous trouvons devant de grands faits qui présentent une régularité
suffisante : nous appellerons loi de dichotomie celle qui paraît provoquer la
réalisation, par leur seule dissociation, de tendances qui n'étaient d'abord que
des vues différentes prises sur une tendance simple. Et nous proposerons alors
d'appeler loi de double frénésie l'exigence, immanente à chacune des deux
tendances une fois réalisée par sa séparation, d'être suivie jusqu'au bout, -
comme s'il y avait un bout ! Encore une fois : il est difficile de ne pas se
demander si la tendance simple n'eût pas mieux fait de croître sans se
dédoubler, maintenue dans la juste mesure par la coïncidence même de la
force d'impulsion avec un pouvoir d'arrêt, qui ne serait alors que virtuellement
une force d'impulsion différente. On n'aurait pas risqué de tomber dans
l'absurde, on se serait assuré contre la catastrophe. Oui, mais on n'eût pas
obtenu le maximum de création en quantité et en qualité. Il faut s'engager à
fond dans l'une des directions pour savoir ce qu'elle donnera : quand on ne
pourra plus avancer, on reviendra, avec tout l'acquis, se lancer dans la
direction négligée ou abandonnée. Sans doute, à regarder du dehors ces allées
et venues, on ne voit que l'antagonisme des deux tendances, les vaines
tentatives de l'une pour contrarier le progrès de l'autre, l'échec final de celle-ci
et la revanche de la première : l'humanité aime le drame ; volontiers elle
Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 160
cueille dans l'ensemble d'une histoire plus ou moins longue les traits qui lui
impriment la forme d'une lutte entre deux partis, ou deux sociétés, ou deux
principes ; chacun d'eux, tour à tour, aurait remporté la victoire. Mais la lutte
n'est ici que l'aspect superficiel d'un progrès. La vérité est qu'une tendance sur
laquelle deux vues différentes sont possibles ne peut fournir son maximum, en
quantité et en qualité, que si elle matérialise ces deux possibilités en réalités
mouvantes, dont chacune se jette en avant et accapare la place, tandis que
l'autre la guette sans cesse pour savoir si son tour est venu. Ainsi se
développera le contenu de la tendance originelle, si toutefois on peut parler de
contenu alors que personne, pas même la tendance elle-même devenue
consciente, ne saurait dire ce qui sortira d'elle. Elle donne l'effort, et le résultat
est une surprise. Telle est l'opération de la nature : les luttes dont elle nous
offre le spectacle ne se résolvent pas tant en hostilités qu'en curiosités. Et c'est
précisément quand elle imite la nature, quand elle se laisse aller à l'impulsion
primitivement reçue, que la marche de l'humanité assume une certaine
régularité et se soumet, très imparfaitement d'ailleurs, à des lois comme celles
que nous énoncions. Mais le moment est venu de fermer notre trop longue
parenthèse. Montrons seulement comment s'appliqueraient nos deux lois dans
le cas qui nous l'a fait ouvrir.
Il s'agissait du souci de confort et de luxe qui semble être devenu la
préoccupation principale de l'humanité. A voir comment il a développé l'esprit
d'invention, comment beaucoup d'inventions sont des applications de notre
science, comment la science est destinée à s'accroître sans fin, on serait tenté
de croire qu'il y aura progrès indéfini dans la même direction. Jamais, en effet,
les satisfactions que des inventions nouvelles apportent à d'anciens besoins ne
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